Fainéants poujadistes pour les uns, courageux sans-culotte pour d’autres, casseurs sans foi ni loi pour d’autres encore, les gilets jaunes sont d’autant plus instrumentalisés que ce mouvement n’a – pour l’instant – aucune structure et aucun porte-parole réellement légitime. Tentons de décrypter leurs motivations et d’en tirer des conclusions…

Difficile de faire le tri entre les causes réelles du ras-le-bol des gilets jaunes et les causes fantasmées qu’avancent les uns et les autres pour servir leurs agendas respectifs. La « droitosphère » oscille entre un mépris de classe pas très glorieux et une récupération visant à assimiler ces révoltés à l’extrême-droite. Les penseurs de gauche dont les analyses inondent – comme d’habitude – la presse oscillent eux aussi entre mépris de classe et analyses post-marxistes identifiant le mouvement à une espèce de Grand Soir version 3.0. Quant aux politiciens « mainstream », derrière les maladresses coupables et les déclarations manipulatrices, on les sent désemparés, gênés et impuissants à réagir de manière adéquate à ce mécontentement qui gronde.

L’oie se rebiffe

Et pour cause! Ce mécontentement remet en question l’essence même de l’action politique de ces dernières décennies: une propension à taxer tout ce qui bouge. Car si une chose est certaine, c’est bien celle-là: ce qui a mis le feu aux poudres, c’est cette dernière augmentation annoncée du prix du diesel en France. Une cause qui a bien vite percolé en Belgique, où le système de taxation des carburants, particulièrement pervers, permet une augmentation des prix même en période de baisse des cours du pétrole.

Le superintendant Colbert a, dit-on, expliqué un jour à Louis XIV que tout l’art de l’impôt consistait à « plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris ». Par « l’oie », il entendait évidemment le bon peuple, c’est-à-dire en gros les classes les plus facilement taxables: classes pauvres et classes moyennes.

Le réflexe taxatoire est tellement ancré dans les moeurs gouvernementales que c’est presque la seule réponse qu’il apporte aujourd’hui aux défis écologiques: taxons, taxons, taxons, notamment les carburants.

Mais voilà, nous sommes arrivés au moment où l’oie se rebiffe. C’est en tout cas clairement le point commun entre toutes les déclarations de gilets jaunes interrogés çà et là.

Et ils ont bien raison…

Austérité, mon cul

Tordons d’emblée le cou à un canard trop répandu chez certains analystes de gauche: loin d’être des utopies néolibérales, les Etats belge et français font partie du peloton de tête de l’Union européenne en matière de dépenses publiques, comme le montre ce tableau d’Eurostat. Sur les dix dernières années, loin de connaître l’austérité, les dépenses publiques ont tranquillement continué à augmenter, passant de 50,3%du PIB à 52,2% du PIB en Belgique, et de 53,3% à 56,5% du PIB en France. En clair, ces dix dernières années, les dépenses publiques ont représenté plus de la moitié des richesses crées dans le pays, et ont augmenté et non baissé.
Il n’est donc pas question d’austérité, mais bien d’augmentation continue des dépenses publiques. Dépenses qui ne peuvent provenir que de deux sources: l’impôt et les emprunts d’Etat (qui constituent un impôt différé et reviennent à faire supporter la charge des dépenses d’aujourd’hui par les générations de demain).

Où va cet argent?

Mais la question taraudante, que je n’entends finalement qu’assez peu, c’est: où diable s’en va cet argent. Malgré l’augmentation constante des dépenses, force est de constater que la qualité des services publics, eux, ne cesse, elle, de diminuer, au nom, d’ailleurs, de cette prétendue austérité. En France comme en Belgique, les annonces de coupes budgétaires, notamment dans les dépenses de sécurité sociale, se succèdent. Comment concilier ces prétendues coupes, la qualité sans cesse déclinante des services fournis par l’Etat à sa population, et l’augmentation des impôts?

Là aussi, les déclarations des gilets jaunes récoltées çà et là pointent dans cette direction: pourquoi ne récupérons-nous pas « plus » de l’argent de nos impôts?

Un audit de la Cour des comptes

Le seul vrai courage politique, aujourd’hui, serait de poser cette question douloureuse, et de la poser à l’institution capable d’y répondre, mais dont les rapports finissent commodément ignorés par les politiciens comme par la presse: la Cour des comptes. Cet organisme d’audit public dispose en effet d’énormément de chiffres sur les dépenses des cabinets, des administrations et des organismes publics, à tous les niveaux de pouvoir.

Un véritable audit des dépenses publiques et de la gestion de nos gouvernements, mené avec une méthodologie crédible et en donnant à la Cour des comptes les pouvoirs de contrainte qui lui manquent encore pour obtenir les chiffres dont elle a besoin serait le bienvenu. Avec une remise en cause et des sanctions pour les responsables de cette gestion. 

Des placards bourrés de cadavres?

Au moment de publier cet article, le Vif nous donne un bel exemple de la manière dont les deniers publics sont dilapidés en toute discrétion avec l’assentiment des politiciens censés contrôler l’affaire. Il s’agit ici de l’argent du fonds de pension des institutions publiques de la province de Liège. De l’argent versé par des administrations, des parastataux, des communes et des CPAS pour constituer une pension pour leurs salariés et fonctionnaires, donc. Que nous apprend l’article? Que l’entreprise à qui ces fonds ont été confiés s’est octroyé un budget « restos » de 10 à 20.000 euros par mois (selon la période), consacré à des lunchs d’affaires au Comme chez soi et à d’autres maisons de bouche célèbres pour leur cuisine et pour leur prix. Et que les mandataires liégeois censés contrôler la chose ont gentiment fermé les yeux pour remercier les politiciens flamands dont les gestionnaires étaient les amis. Les remercier de quoi? D’avoir aidé à bloquer la levée d’immunité parlementaire d’Alain Mathot, qui, il y a quelques années, avait été inquiété dans un dossier de détournement de fonds.

Bravo aux journalistes d’avoir déniché ce morceau choisi. On parie combien que si la Cour des comptes s’y met sérieusement, elle trouvera assez de cadavres dans les placards de nos administrations pour ouvrir une véritable nécropole?