Depuis quelques jours, la polémique enfle autour du piétonnier bruxellois et des embouteillages qu’il provoque(rait). Mais la solution ne viendra pas de sa suppression. Ne serait-il pas temps d’élargir la réflexion?
Jusqu’il y a peu, j’avais plutôt tendance à prendre parti pour les automobilistes et contre les politiciens bruxellois. Taraudés par leur obsession de faire de Bruxelles une ville verte, ces derniers n’ont en effet de cesse, depuis plusieurs années, de mener la vie dure aux automobilistes.
Politiciens, je vous ai compris !
Je n’irais pas jusqu’à dire que je comprends leur attitude. Ce vernis écologiste qui recouvre aujourd’hui leurs actions est mâtiné d’un électoralisme cynique qui m’interdit toute empathie à leur égard. Mais dans leur aveuglement et leur course aux voix, ils ont cependant involontairement mis le doigt sur une réalité : Bruxelles est malade de la voiture. Comme le reste de la Belgique, d’ailleurs. Mais ne laissons pas la voiture cacher la forêt (de Soignes). La voiture n’est qu’un symptôme, la maladie est ailleurs. La maladie, c’est l’organisation de notre société. Une organisation qui jette sur les routes, à la même heure, des automobilistes qui vont s’entasser, seuls dans leur voiture, sur les artères menant à la capitale (ou ailleurs), à la même heure ou presque.
Le travail en question
Première cause du problème : l’organisation du travail. Sclérosé par des syndicats qui se battent pour le statu quo (il suffit de voir l’accueil fait aux dernières propositions de Koen Geens) et un patronat qui a peur de se voir prendre le bras s’il a le malheur de donner un doigt, le monde du travail reste prisonnier d’horaires fixes et de bureaux paysagers où s’entassent les employés sous l’œil des petits managers chargés de les superviser. Si ce n’est qu’ils sont globalement mieux payés et (un peu) mieux considérés, quelle est la différence entre les employés de bureau d’aujourd’hui et ceux du 19e siècle ? Est-il normal que les modes d’organisation du travail hérités de l’époque aient toujours cours alors que le monde a changé d’une manière que Zola, Vandevelde et Marx n’auraient jamais pu imaginer ? À l’heure où la digitalisation de l’économie permet le télétravail et les espaces de bureaux décentralisés, pourquoi forcer tout le monde à venir au même endroit à heure fixe ? À l’heure où on parle de « management par les objectifs », pourquoi le travailleur est-il toujours jugé au respect de son obligation de moyens (être présent tous les jours à partir de 9 h pour une durée 7 h 34 précises hors pause de midi) et non de son obligation de résultat (accomplir telle tâche pour une date ou une heure donnée) ? À l’heure où l’on parle de confiance et de bonheur au travail, ça ne manque pas de piquant. Cette organisation du travail surannée est certainement la première cause du problème, mais elle n’est pas la seule.
Sacré Charlemagne
« Qui a eu cette idée folle un jour d’inventer l’école », chantonnait France Gall il y a bien longtemps. Corollaire d’un monde du travail sclérosé, l’école est aujourd’hui le lieu de tous les renoncements. Ancien enseignant, je vais cependant me retenir de dénoncer aujourd’hui la baisse croissante des exigences imposées aux élèves, la qualité en chute libre du personnel enseignant sorti des écoles normales et l’incompétence crasse des « pédagogues » plus préoccupés d’avancer un agenda politique centré sur le mot creux « mixité » que de former les adultes de demain (enfin, je vais presque me retenir). Ces écoles, quels que soient les mérites ou les défauts qu’on leur trouve, sont elles aussi une part non négligeable du problème de circulation. Car avant d’arriver à leur boulot à heure fixe, tous les parents (et ils sont nombreux) jettent leur marmaille pêle-mêle sur le siège arrière de leur voiture pour foncer à l’école les y déposer. L’école, elle aussi, ouvre à heure fixe. Peut-être serait-il temps de repenser l’organisation du système scolaire et de l’articuler autrement. On peut rêver : parents et enfants télétravaillant et télé-apprenant de concert à la maison ou dans un espace mi-bureau mi-garderie ; généralisation des MOOC, associations de parents accueillant enfants et ados et rémunérant des pédagogues dont le rôle ne serait plus de dispenser la matière, mais d’assister les enfants dans la compréhension du MOOC et la réalisation des exercices. Les possibilités sont sans fin, mais là aussi, le carcan du système pèsera lourd. Il ne tient qu’à nous de le soulever. Et ne comptons pas sur les politiciens pour le faire sans pression de la rue.
Chère voiture de société
Troisième cause d’embouteillage, la sacro-sainte « voiture de société ». Réservée au départ à ceux qui en avaient réellement besoin, elle était – logiquement au départ – moins taxée qu’une rémunération. La pression fiscale et parafiscale sur les salaires aidant, elle est devenue aujourd’hui une nécessité pour les entreprises comme pour les travailleurs, trop heureux d’arriver à être un peu moins les victimes de l’enfer fiscal créé par nos édiles. Il faut avoir le courage de remettre les choses à plat. Non en taxant plus la voiture, mais en taxant moins les salaires. À voir la tête du « tax shift » promis par un gouvernement à peu près aussi réformateur que Staline était démocrate, ce n’est, hélas, pas pour demain.
Wagons à bestiaux
Quatrième problème, une gestion catastrophique des transports en commun. Il y a quelques années, j’ai eu la chance d’interviewer Alain Flausch, ancien administrateur délégué de la STIB, au sujet du plan de mobilité présenté à grand fracas par le nouveau gouvernement bruxellois de l’époque (on en a un autre depuis, mais c’est grosso modo le même, qui poursuit des politiques semblables). « Vous savez », m’a-t-il dit à l’époque, « si vous conjuguez la croissance démographique de Bruxelles, la politique de lutte contre la voiture et l’inextricable question des permis d’urbanisme, il est facile de comprendre que la STIB sera totalement incapable d’absorber le surcroît de passagers qui s’annonce ». Autant s’y faire : avec un RER qui tient de plus en plus de l’Arlésienne, les métros, trams et bus prendront encore plus un air de wagons à bestiaux durant l’heure de pointe. Cela dit, si nous parvenons à changer l’organisation du travail, cela risque d’alléger la pression sur les transports en commun. Tout est dans tout.
Corporations et frilosité
Cinquième problème, la préservation des corporations et la frilosité des autorités face aux nouveaux modes de transport. Je ne reviendrai pas, m’étant déjà largement étendu sur le sujet, sur la politique désastreuse de la Région en matière d’offre de taxis. Et l’offensive en cours à Paris à l’encontre d’Uber et de Djump risque hélas fort de faire tache d’huile. Ajoutons à cela le monopole dont jouit la STIB sur l’offre de transports en commun dans la capitale, et vous obtenez une situation irrémédiablement bloquée. Pourquoi ne pas permettre à des entrepreneurs innovants de mettre sur les routes bruxelloises une flottille de minibus capables de désengorger les transports en commun et les routes de la capitale ?
L’obsession de la campagne
Sixième problème : la combinaison « vie hors de la ville, travail dans la ville ». On le sait depuis longtemps, le rêve écologique de la vie à la campagne est une absurdité : concentrés sur une plus petite surface au sol, les citadins ont une empreinte carbone largement inférieure aux campagnards et aux habitants des villas 4 façades de la périphérie. Mais ne nous leurrons pas : de nombreux Bruxellois quittent la ville non pour poursuivre l’utopie écolo-bobo, mais à cause de la hausse incessante des loyers conjuguée à la baisse croissante de la qualité de vie, à laquelle l’automobile n’est pas étrangère. Ironie de la vie : ils reviennent ensuite en voiture participer à cette pollution urbaine qu’ils ont fuie. Une remise à plat de la législation urbanistique ET des règles régissant les baux pourra seule permettre la création d’une offre de logements adaptée aux besoins des Bruxellois. Quant au déménagement des entreprises à la campagne, il n’est pas une solution : quiconque a traîné ses pneus du côté des zonings de bureaux de Wavre-Nord, de Mont-Saint-Guibert ou de Braine-l’Alleud y a retrouvé le cauchemar congestionné des routes bruxelloises, agrémenté il est vrai d’un peu plus de verdure. Je l’ai déjà souligné plus haut : la solution n’est pas le déménagement des entreprises, mais la réorganisation des modes de travail.
Une autre ville est possible
Combinez toutes les solutions ébauchées ci-dessous, et je mets ma main à couper que nous pourrions résoudre la question de l’engorgement de la capitale. Naturellement, il faudrait pour cela que nos politiciens fassent preuve de deux sortes de courage dont ils manquent cruellement :
le courage de revoir en profondeur l’organisation des modes de travail, des modes d’enseignement et du logement
le courage de s’abstenir de mettre des bâtons dans les roues des initiatives entrepreneuriales qui ambitionnent de désengorger la ville
Il ne reste plus qu’à appeler de nos vœux un changement. Ou de nous en faire les acteurs.
Très juste! Mais les MOOC à la place de l’école, tu n’as pas peur de nous créer des armées d’inadaptés sociaux?
On pourrait aussi délocaliser Bruxelles non ? 🙂
Très juste! Mais les MOOC à la place de l’école, tu n’as pas peur de nous créer des armées d’inadaptés sociaux? 😉
Pas nécessairement, non. Je pense qu’il faut combiner les MOOC et des sessions d’exercices avec de vrais profs. Réinventer l’école, quoi!
S’obstiner à concentrer les activités administratives et économiques dans les centre ville a démontré ses limites. Les villes doivent redevenir des lieux de résidence de rencontre et de loisirs. Qu’on boute les bureaux qui drainent des dizaines de milliers de voitures et leurs misères dans des zoonings d’affaire et d’industrie aux périphéries de nos belles villes. Mais pour ça il faut changer les mentalités et déplacer les priorités qu sont le profit et le snobisme. Tôt ou tard on y viendra.