Cela fait un moment que je m’inquiète de l’appauvrissement des débats publics. Ils se résument de plus en plus souvent au “clash” et à l’invective entre le “camp du bien” et le “camp du mal”, sans nuance ni discussion un tant soit peu rationnelle. Pourquoi? Que faire?
Allumez votre télévision ou cherchez les dernières vidéos sur votre réseau social préféré, et les chances sont grandes que vous tombiez sur le dernier “clash”, ou la dernière dénonciation virulente de telle ou telle personne. En général, ces victimes livrées à la vindicte populaire – et aux pressions sur l’employeur et l’entourage – se voient accuser d’un crime: ne pas avoir l’opinion socialement acceptée du moment.
Une multitude de “camps du bien »
Dans certains cas, ces opinions sont aujourd’hui dominantes dans les média: écologisme forcené, féminisme radical, antiracisme ‘Koke’ (l’accusation de racisme se doublant alors d’une présomption irréfragable de culpabilité si l’accusé(e) a le malheur d’avoir la peau blanche), communisme soft (ce qu’on appelle “progressisme” quand on est communiste soft), mise à l’index du blasphème… Dans d’autres, elles ne le sont pas, mais en constituent le pendant inverse: négation dogmatique du réchauffement climatique ou de sa cause enthropique, libertarianisme rabique, défense des bienfaits du colonialisme, affirmation abrupte de la liberté de choquer toujours et partout …. Dans d’autres encore, elles constituent une forme de radicalisme messianique: haine de la voiture et amour du vélo, véganisme, platisme, anti-vax et anti-5G (et je ne parle même pas des complotismes).
Ceux qui profèrent une des ces nombreuses opinions considèrent bien sûr qu’ils sont dans le “camp du bien” (quel que soit ce camp) et que les autres sont dans le “camp du mal”. Ecoutez les thuriféraires du “vélotaf”, ils vous expliqueront que la voiture est une arme, qu’un arme ça devrait être interdit, que l’espace public doit être conçu pour faciliter le déplacement des vélos et empêcher celui de ces criminels à quatre roues. Ecoutez les partisans de la voiture, et vous les verrez couvrir d’un tombereau d’injures ces “écolo-gaucho bobos”, vilipender leur absence totale de respect des règles de circulation, les accuser de vouloir paralyser l’économie pour satisfaire leur plaisir égoïste de cycliste, et j’en passe. Les anticolonialistes veulent exiger des pays européens (et des USA) des compensations pour la colonisation et l’esclavagisme, tandis que les pro-colonialistes nous expliquent doctement que les colons ont apporté les bienfaits de la civilisation aux populations colonisées et que celles-ci devraient plutôt leur dire merci. Les vegans comparent l’abattage des animaux de boucherie à la Shoah et traitent les bouchers de criminels, les défenseurs de la boucherie raillent les vegans et les traitent d’idéalistes sans cerveau, prenant en exemple ces vegans extrémistes qui font parfois l’actualité parce que leur enfant est hospitalisé en état de sévère malnutrition et qu’ils en perdent la garde… Bref, tout le monde est convaincu d’être dans le “camp du bien”, et que l’autre est dans le “camp du mal”.
La mort du débat d’idées
Le problème de cette manière de penser, c’est quelle coupe court au débat d’idées. Un dialogue constructif autour de différences d’opinion requiert trois éléments:
- La reconnaissance mutuelle de la validité de chaque position, au moins le temps du débat.
- L’acceptation de remettre son opinion en question: pas nécessairement de basculer complètement dans l’opinion inverse, mais au moins de nuancer, d’altérer sa vision des choses pour tenir compte de nouveaux éléments.
- Une confiance partagée dans les deux camps dans les faits, la science, et la méthode rationnelle.
Aujourd’hui, nous en sommes loin. Déjà, chaque camp, considérant qu’il représente le Bien – ce qu’une étude récente menée par des chercheurs israéliens appelle l’élitisme moral – en déduit que l’autre camp ne peut représenter que le Mal. Sa position ne peut donc tout simplement pas être valide, puisqu’elle est intrinsèquement mauvaise. Par ailleurs, impossible d’accepter de remettre son opinion en question: comment accepter, en effet, de diluer son Bien en y ajoutant un peu de Mal? Le Bien est le Bien, et doit conserver sa pureté. Enfin, puisque l’autre camp représente le mal, les faits qu’il avance ne peuvent être que des “fake news”, la science doit s’effacer devant les croyances (sauf bien sûr quand elle étaie l’opinion du Bien), et la réflexion n’a plus rien de rationnel. Il ne s’agit pas d’examiner et de comprendre, mais de trouver des raisons d’accuser et de pointer du doigt.
Qui n’est pas avec nous…
Corollaire logique de cette situation, les pauvres gens qui oseraient ne pas prendre parti sans restrictions pour le Camp du Bien (un des deux camps, quoi, puisqu’ils sont tous deux persuadés de représenter le Bien), qui auraient l’outrecuidance d’essayer d’introduire de la nuance ou qui oseraient affirmer que le problème est plus compliqué qu’il en a l’air sont aujourd’hui d’emblée rejetés. Qui n’est pas avec nous est forcément contre nous.
J’ai le malheur de faire partie, pour de nombreux débats de société, de cette catégorie de gens nuancés qui essaient tant bien que mal de se faire une opinion qui soit autre chose qu’une acceptation aveugle des principes d’un des camps du Bien, suivie d’une dénonciation sans condition de la turpitude moral de l’autre camp, devenu pour le coup celui du Mal. Adepte depuis des années de la multimodalité, je me déplace au gré des circonstances en transports en commun, en moto, en vélo, en voiture partagée, en vélo partagé, en trottinette partagée ou à pied. Mais quand je fais remarquer aux piétons ou aux cyclistes que certaines de leurs prises de position ne sont pas rationnelles (une piétonne acharnée m’a ainsi soutenu mordicus qu’une voiture devait pouvoir s’arrêter instantanément à tout moment, au mépris des lois de la physique), je suis forcément étiqueté pro-voiture. Quand je discute avec des écologistes sur la pertinence de la sortie du nucléaire (alors même que le GIEC recommande de conserver le nucléaire dans le mix énergétique) ou que j’essaie d’attirer leur attention sur le fait que le chauffage des maisons est une cause majeure de la pollution urbaine (y compris aux particules fines), ou que la lutte contre le CO2 est moins prioritaire que celle contre les particules fines, je suis carrément taxé de “négationnisme”. Quand je remets en doute certains éléments de l’écriture inclusive comme le point médian ou les néologismes comme “iels” et “celleux », tout en reconnaissant la validité d’une démarche privilégiant les tournures épicènes et l’idée de remplacer la règle du masculin qui l’emporte par une règle de proximité, je suis un affreux mâle blanc cisgenre qui veut promouvoir la perpétuation de la société patriarcale par la conservation d’une grammaire au service dudit patriarcat.
De même, tout récemment, le philosophe Alain Finkielkraut a fait l’objet d’un lynchage médiatique en règle pour avoir osé rappeler quelques principes fondamentaux du droit, comme la présomption d’innocence, la notion de consentement et la difficulté de juger de certains cas. Et pourtant, il avait commencé son intervention par une affirmation de la culpabilité morale de Duhamel: “Si, mû par une passion inattendue ou par une pulsion irrépressible, Olivier Duhamel n’a pas pu, pas su ou pas voulu s’empêcher, il n’a pas seulement commis un acte répréhensible: ce qu’il a fait est très grave, il est inexcusable”. Pour enchaîner peu de temps après sur une comparaison sur la justice médiatique et la justice telle qu’elle se pratique dans les prétoires. C’est en décrivant cette dernière qu’il a les propos qui lui sont reprochés. Propos qui ne sont pas son opinion, mais la description des questions que pose la procédure judiciaire. C’est cette dernière partie, sortie de son contexte, qui servira de base à ce lynchage, qu’il avait d’ailleurs lui-même prédit – sans supposer qu’il s’appliquerait à lui – en début d’interview.
Mais il y a pire crime encore, aux yeux du camp du Bien, que de tenter d’introduire de la nuance. C’est celui de ne pas s’intéresser à la question. Une amie me confiait récemment avoir été agonie de reproches pour avoir osé affirmer, à propos de je ne sais plus quel débat de société brûlant, qu’elle n’avait pas d’opinion à ce sujet parce qu’elle n’avait ni le temps ni l’envie de s’y intéresser suffisamment pour faire quelques recherches et peser le pour et le contre. L’indifférence est encore plus criminelle de la nuance: nous nous voyons en permanence sommés de choisir un camp, de gré ou de force. Et si nous refusons de faire ce choix, pour défendre la nuance ou par manque d’intérêt pour la question, nous sommes forcément complices du Mal, puisque nous ne nous empressons pas de nous ranger sous la bannière du bien.
Terrifiante époque, mais il y a pire…
La “cancel culture” débarque en Europe
Déjà dès présente en Amérique du Nord (où un professeur de Chinois a récemment été suspendu pour avoir expliqué qu’un mot chinois, “nâ gé”, qui se prononçait vaguement comme “nigger”, était l’équivalent de “euh », “hum » ou « you know”) la cancel culture, ou culture de l’annulation, fait son apparition dans nos pays.
La cancel culture, est à mes yeux la suite logique de cet élitisme moral qui pollue la sphère publique. À partir du moment où quelqu’un qui n’a pas la même opinion de vous, ou même simplement que vous l’accusez – avec ou sans fondement, on s’en fiche – de ne pas avoir cette opinion, il fait forcément partie du camp du Mal, puisque vous êtes dans le camp du Bien. Et s’il est l’incarnation du Mal, il faut surtout l’empêcher de nuire, le réduire à néant, l’écraser, car il est la lie de l’humanité.
Lorsque l’opinion de ceux qui se pensent dans le camp du Bien n’est pas dominante, cette tentative de réduction à néant se traduit par un harcèlement en ligne massif. Je me rappelle un jour avoir été agoni d’injures sur Twitter pour avoir osé rappeler à quelques islamophobes que les civilisations fluctuent, et que le centre de la vie artistique, intellectuelle et économique dans nos régions était le monde arabe, de Jerusalem à Cordoue en passant par Constantinople. Quelle outrecuidance, vraiment. D’autres ont subi pire, forcés de fermer leur compte pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines. Et la jeune Mila, pour avoir osé critiquer l’Islam, a dû déménager et vit aujourd’hui sous protection policière, tant la virulence des thuriféraires de l’Islam a été forte. Ajoutons-y d’ailleurs les critiques émises à son égard par ceux qui, à gauche comme à droite, souhaitent que la liberté d’expression soit placée en-dessous de l’interdiction du blasphème.
Mais quand le camp du Bien est représentatif de l’opinion dominante, la cancel culture se manifeste dans toute sa violence: toute personne inféodée au Mal (dans l’esprit de ceux qui représentent le Bien) est alors victime d’une campagne visant à la priver de revenus, de vie sociale, de ce qu’elle a passé sa vie à construire. Portés par la puissance du nombre, les personnes qui se lancent dans ces croisades obtiennent souvent gain de cause.
Facebook émissaire
Beaucoup, aujourd’hui, mettent le blâme sur les réseaux sociaux, et particulièrement Facebook. Son algorithme est accusé de favoriser la radicalisation de chacun, puisqu’il ne montre que les articles, les vidéos et les statuts qui renforcent une de nos opinions.
C’est vrai, mais c’est aussi trop facile.
Trop facile d’accuser un algorithme de nous faire perdre notre esprit critique, alors que c’est à nous de l’entretenir. Certes, nous ne luttons pas à armes égales, car nos biais cognitifs tendent aussi à renforcer nos opinions et nos croyances. Il n’empêche: réfléchir et garder son ouverture d’esprit est un combat de tous les jours. Qui consiste à se renseigner, mais surtout à écouter réellement ce que disent celles et ceux qui ne pensent pas comme nous. En principe, les gens avec lesquels nous débattons ne sont ni massivement plus cons, ni énormément plus intelligents que nous. S’ils n’ont pas la même opinion que nous: il n’y a que deux possibilités: soit nous ne raisonnons pas à partir des mêmes faits, soit notre raisonnement nous amène à des opinions différentes. Dans les deux cas, il ne tient qu’à nous de réagir correctement. En examinant à nouveau les faits – y compris ceux que nous présente notre contradicteur, et en lui demandant de nous exposer son raisonnement. C’est un combat de tous les jours, mais il devient urgent de le mener.