Il y a quelques semaines, une petite bagarre a éclaté sur Twitter à propos des soldes. À quelque chose twitter est bon: cet article sur le pourquoi des soldes en est en effet le fruit inattendu de cet « échange » musclé.
Tout a donc commencé par un commentaire de Jean-Philippe Ducart sur un article publié dans l’Echo.
Je n’ai pas pu m’empêcher de réagir, comme d’autres d’ailleurs. Les soldes sont un effet un élément indispensable de la vie économique et financière des commerçants. Je me suis donc permis de réagir. Et je me suis étranglé une deuxième fois en lisant sa réponse.

« Bof sur le plan économique? » Là, j’avoue que j’ai perdu mon sang-froid légendaire (hum!). S’ensuivit une discussion animée et absolument pas constructive. Monsieur Ducart est resté bloqué sur sa position. Comme les noms d’oiseau commençaient à voler, je lui ai tendu une perche: je voulais bien lui expliquer en long et en large, et en privé, pourquoi il se trompait. J’ai donc passé deux bonnes heures (ça m’arrive d’être généreux) à préparer une explication chiffrée que je lui ai derechef fait parvenir.
Au moment d’écrire mon texte, j’avoue que je me suis demandé si ce brave monsieur allait réellement me lire et me répondre, ou si c’était juste une tactique pour que cesse l’escarmouche. Après trois semaines sans signe de vie, je suis bien forcé de reconnaître que mon pressentiment était justifié. Dommage. Et en même temps, pas dommage pour vous, lectrices et lecteurs de ce blog. J’ai passé pas mal de temps à peaufiner cette explication, et je pense qu’elle pourra en éclairer beaucoup sur le rôle des soldes.
Une erreur compréhensible
Pour monsieur Ducart comme pour beaucoup, il est difficile de comprendre en quoi vendre à perte a un quelconque intérêt économique. L’affirmation semble heurter le bon sens. Et pourtant. Tout vient à la fois d’une double erreur:
- Considérer la période des soldes comme indissociable du reste de l’année: or, la confortable marge (c’est entre autres choses pourquoi elle existe) des commerçants en saison sert précisément à absorber la perte subie durant les soldes.
- Beaucoup d’entrepreneurs font hélas la même erreur et s’arrêtent avant toute chose à la question “bénéfice ou perte” comme si c’était l’alpha et l’omega de la bonne gestion. C’est oublier le rôle essentiel que joue la trésorerie dans la survie à long terme d’une entreprise.
Des sous, des sous, des sous
Entendons-nous bien: je ne conteste pas que faute de bénéfices, une entreprise devra mettre la clé sous le paillasson à plus ou moins longue (et non brève) échéance. Mais elle peut survivre assez longtemps sans ça, et encore plus si quelqu’un est prêt à lui donner du bois de rallonge (actionnaire principal, amis, famille, nouvel investisseur….). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans la plupart des pays développés, le législateur définit la faillite comme l’incapacité durable d’une entreprise à faire face à ses échéances de paiement.
Tout commerçant qui a cessé ses paiements de manière persistante et dont le crédit se trouve ébranlé est en état de faillite.
Code Économique, Livre 3, Des Faillites, article 2 alinéa 1
Et justement, la question des soldes est, dans le cas des commerçants, intimement liée à cet élément de l’équation qu’est la gestion de la trésorerie.
Prenons un exemple
Tout est toujours plus clair avec un petit exemple chiffré. Commençons par une mise en garde: les chiffres présentés ici sont fictifs et simplifiés. Ils s’inspirent de rechherches sommaires. Je prépare une version « pro » de cet article qui sera bientôt publiée sur un blog en gestation. Je posterai le lien ici quand ce sera fait. En attendant, mon explication sommaire tient la route et a le mérite de la pédagogie.
Il était une fois un détaillant
Lorsqu’un détaillant, quel que soit son secteur (à l’exception des libraires) commence sa saison, il doit acquérir un stock bien avant que la saison démarre. L’acquisition de ce stock occasionne un débours conséquent. En comptabilité, les stocks sont considérés comme des actifs “circulants”, mais la réalité financière est qu’ils sont plutôt “immobiles” si on les regarde à l’échelle d’une année comptable. Tant que ces marchandises n’ont pas été revendues, impossible de récupérer l’argent mobilisé pour leur achat. Par ailleurs, l’espace de stockage est lui-même bloqué: pour un détaillant textile, pas possible de faire rentrer les articles de la nouvelle saison si les anciens vêtements sont toujours là.
Simplifions le raisonnement: supposons que notre détaillant a deux saisons dans une année. En un an, il doit donc acheter deux fois un stock de vêtements et l’écouler. Naturellement, lorsqu’il vend ses articles, il applique une marge bénéficiaire à son prix d’achat. Chez les détaillants textiles, elle est de 20 à 40%. Cette marge assez élevée est justifiée par le taux de rotation assez faible (le commerçant achète deux collections par an, par fois 4, ce qui veut dire qu’il est censé les vendre en trois mois, pour simplifier).
Donc, si notre commerçant achète sun stock d’une valeur de 200 000 euros, il espère pouvoir le revendre entre 240 et 280 000 euros. Prenons 280 000 pour la démonstration.
Les plus rapides auront déjà calculé: si notre commerçant vend tout, il aura 80 000 euros de marge. En comptabilité, cette marge s’appelle la marge brute. Elle correspond au chiffre d’affaires diminué du coût d’achat des marchandises vendues. Cette marge brute doit servir à couvrir d’autres frais: son salaire, celui de son personnel, le loyer, les assurances, etc…
Quant aux 200.000 euros de marchandises, qu’il a encaissés en même temps que ça marge, ils sont là pour financer l’achat du stock de la saison suivante.
Mais il ne vend pas tout
Naturellement, notre commerçant sait comme vous qu’il ne vendra pas tout son stock. C’est aussi à cela que sert sa marge bénéficiaire: à tenir compte des invendus. Mais attention: s’il ne vend pas un vêtement à 140 euros, il ne perd pas 140 euros. Il perd 100 euros et des raouèttes: le coût du vêtement, plus le coût de stockage, plus éventuellemement les intérêts sur les 100 euros qu’il a peut-être empruntés pour financer l’achat de son stock.
Supposons, pour la facilité, que le commerçant, en début de saison, prévoit de vendre 70% de son stock au prix plein. Cela représente un chiffre d’affaires de 196.000 euros (140 000 euros de marchandises à prix coûtant plus 40% de marge). Ce sont des montants hors TVA, car la TVA est neutre pour le commerçant: il ne fait que la percevoir et la reverser à l’Etat.
En fin de saison (et non d’année), il a donc 196.000 euros sur son compte en banque. Pas mal, me direz-vous. Il y a quand même un petit détail: il a dû sortir 200.000 euros pour acheter ses marchandises, et il a aussi dû payer le loyer de son magasin et son personnel.
Maintenant, notre commerçant n’est pas con. Il espère faire 80000 euros de marge brute, mais il se doute bien que ça ne va pas être nécessairement le cas. Mais ce n’est pas grave. Disons qu’il lui faut 40.000 euros pour couvrir les loyers et les salaires de sa demi-saison.
Récapitulons
Donc, en fin de saison, avant les soldes, notre commerçant est dans la situation suivante:
- il lui reste 60.000 euros de marchandises (prix coûtant) dans son stock
- il a lâché 40.000 euros en loyers et en salaires
- il lui reste donc 156 000 euros sur son compte en banque (196 000 moins ces 40 000 euros)
Or, ces 156 000 euros sur son compte en banque représentent à la louche un peu moins de deux tiers du montant nécessaire pour financer l’achat du stock de la saison suivante.
Notre commerçant est bien parti, mais il n’est pas encore tiré d’affaires. Pour qu’il le soit, sa saison doit se clôturer avec au moins 200 000 euros sur son compte en banque, histoire qu’il puisse racheter ce nouveau stock. son stock suivant. Et pour bien faire, un petit coussin de sécurité supplémentaire ne serait pas de refus.
C’est là que surviennent les soldes.
Arrivent donc les soldes. Reprenons quelques hypothhèses pour simplifier la situation. Notre commerçant ne fera qu’une seule démarque durant la période des soldes: – 40% et c’est tout. Et, chance incroyable, il écoulera tout ce qui lui reste en stock.
Concrètement, il affiche donc l’ancien prix, 140 euros, le barre, et mentionne le nouveau prix, soit… 84 euros (et pas 100 euros, vous avez sauté trop vite sur les conclusions, bande de petits galopins!).
Si vous vous rappelez le début de l’exemple, notre commerçant a acheté ses vêtements 100 euros pièce. S’il les vend à 84 euros, il fait donc une perte de 16 euros. C’est là que beaucoup – dont Jean-Philippe Ducart – vont s’indigner du manque de sens économique des soldes.

Mais vous, chères lectrices et chers lecteurs, ne réagissez pas avec autant de certitude. En effet, vous avez vu les chiffres. Vous savez que là, notre commerçant est grave dans la merde. Il n’a pas de quoi racheter son nouveau stock, et comme il n’a pas tout vendu, il est en perte comptable.
Et donc, les soldes, bénis soit-ils (oui, le mot solde est masculin quand il désigne une réduction de prix de fin de saison), lui permettent de vendre ses 60 000 euros de marchandises avec une petite perte: il encaisse 50 400 euros.
Tout est bien qui finit bien
Faisons un nouveau point sur la situation.
Côté finances
- Le compte en banque de notre commerçant a grossi. Il lui restait 156000 euros sur son compte. Puisqu’il a encaissé 50 400 euros, il dispose donc désormais 206 400 euros, soit un peu plus qu’avant de commencer sa saison.
- Il est désormais à flot financièrement: il a de quoi racheter son stock, et il a payé salaires et loyers.
- Cerise sur le gâteau, il lui restera un petit coussin de sécurité de 6 400 euros après avoir acheté son nouveau stock.
Côté comptablité
Du côté comptable, tout va bien aussi:
- Chiffre d’affaires total: 196 000 (avant soldes) + 50 400 (durant les soldes) = 246 400 euros
- Coût des marchandises 200 000 euros. Marge brute = 246 400 – 200 000 = 46 400 euros.
- Salaires et loyers 40 000 euros. Bénéfice comptable = 46 400 – 40 000 = 6 400 euros.
Conclusion: notre commerçant, malgré qu’il ait vendu une partie de son stock à perte, se retrouve avec un bénéfice net et un compte en banque bien garni. Voilà pourquoi les soldes ont une utilité économique!
Dans notre deuxième épisode, nous verrons pourquoi l’épidémie de covid a rendu les soldes encore plus utiles