Drôle d’entrée en matière pour un blog qui se targue de défendre la liberté d’entreprendre. Et pourtant, la colère des taximen face à Über et à Djump est compréhensible. Les chauffeurs de taxis sont dans l’impasse. En cause ? L’incapacité chronique de notre société à évoluer. Explications…

Ce matin, les taxis bruxellois ont envahi la capitale. Les plus caustiques feront sans doute remarquer que, pour une fois, ce ne sera pas difficile de trouver un taxi dans le centre ville. Les plus râleurs pesteront contre ces types qui luttent contre le progrès. Les plus conservateurs diront qu’ils ont raison et que Über est le symbole de l’ultralibéralisme destructeur venu d’Outre-Atlantique pour faire voler en éclats ce modèle social que le monde entier nous envie. Aujourd’hui, à contre-courant, j’ai envie de vous dire que je les comprends, ces pauvres taximen. Comme leurs infortunés clients, ils sont les victimes d’un mode d’organisation de la société incapable désormais de digérer le changement.

Corporatisme et racket institutionnalisé

Pour bien comprendre la situation des taxis, il faut revenir au monde d’avant Über, Lyft et Djump. D’avant AirBnB, Odesk, Elance, Trocmaison, Couchsurfing et Amazon Mechanical Turk. En un mot, le monde d’avant ce qu’il est convenu d’appeler économie du « partage », bien que, comme l’a relevé l’économiste d’ING Philippe Ledent la semaine dernière, il n’y a guère « partage », mais plutôt monétisation d’une ressource. Le monde d’avant, donc, était caractérisé, en ce qui concerne les taxis, par un modèle corporatiste assez pervers. L’Etat demandait – et exige toujours – des chauffeurs de taxis qu’ils se soumettent à une série de procédures fort coûteuses:

  • permis particulier pour le transport rémunéré de personnes
  • contrôles techniques plus fréquents
  • installation d’un compteur homologué et respect d’un tarif imposé par le gouvernement
  • véhicules bardés d’une signalétique reconnaissable et chauffeurs obligés de porter la cravate
  • obligation d’une assurance professionnelle
  • restriction imposée des zones de chalandise: un taxi bruxellois peut conduire un client à l’aéroport de Zaventem, mais il lui est interdit de charger un client là-bas pour rentabiliser le trajet de retour. Idem, d’ailleurs, pour un taxi flamand qui ne peut pas prendre de client à Bruxelles avant de revenir à Zaventem.
  • ….

Outre ces obligations, le chauffeur de taxi (ou la compagnie qui l’emploie) doit en outre satisfaire à toutes les prescriptions de la législation sociale et fiscale, aux différentes législations sur le bien-être au travail, les heures supplémentaires, le travail de nuit, et j’en passe…

Tout cela coûte énormément au taximan, ce qui explique deux choses:

  • des tarifs élevés
  • une limitation volontaire de l’offre (qui permet, en vertu de la loi de l’offre et de la demande, de maintenir les prix au niveau élevé où ils se trouvent) sous forme de licences octroyées par la Région.

 

N’est donc pas taxi qui veut. En échange de son allégeance à l’Etat, ce dernier s’engage à protéger le pré carré du taximan et à lui garantir un revenu minimal. En d’autres temps et d’autres lieux, cela s’appelait du corporatisme: les corporations professionnelles se voyaient accorder par le Seigneur dont dépendait une ville le monopole de l’exercice de cette profession. D’autres parleront de racket: après tout, l’Etat se comporte un peu comme une mafia qui accorde sa protection en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes (les taxes et prélèvements sociaux) et empêche tout concurrent de s’installer sur le territoire protégé.

Marché noir

Le ministre compétent (admirez l’oxymore) a beau jeu de faire remarquer que la licence ne coûte que quelques dizaines d’euro par an au taximan. En réalité, la restriction de l’offre a amené ces derniers à créer un marché noir des licences de taxi, qui s’achètent plusieurs dizaines de milliers d’euros (voici encore un exemple récent de taxi de Tervuren qui revend sa licence sur un site de vente en ligne). Bref, tout ronronnait tranquillement et les seules vraies victimes de ce racket organisé étaient les clients (bruxellois ou étrangers) des chauffeurs de taxis, qui n’hésitent d’ailleurs pas à refuser une course si celle-ci ne leur paraît pas suffisamment lucrative (mésaventure typique du bruxellois noctambule, vécue plus d’une fois).

On a changé les règles !

Naturellement, lorsque l’économie du partage débarque, elle bouleverse entièrement la donne. Voici des entreprises qui débarquent et proposent au client potentiel une offre à la fois simple et rapide :

  • la commande d’une course via une application
  • suivi du chauffeur en temps réel
  • système de notation des conducteurs (pratique pour les passagers) et des passagers (dont les conducteurs peuvent aussi signaler le comportement, notamment s’ils sont ivres ou irrespectueux, ainsi que noter la « générosité »)
  • paiement en ligne

Mais surtout, cette offre est radicalement moins chère : près de 50% du tarif des taxis. Logique, puisque le système, plus ou moins correctement bétonné légalement, s’apparente à du covoiturage moyennant « partage des coûts ». Les utilisateurs affluent et les chauffeurs de taxis se sentent floués. Et c’est bien logique. Car, pour eux, on a changé les règles du jeu. Ils ont accepté pendant des années de payer énormément (et de faire payer énormément leurs clients), mais c’est en échange d’une protection à laquelle ils estiment avoir droit. Aujourd’hui, logiquement, ils réclament que l’Etat intervienne pour les sauver de cette concurrence qu’ils estiment déloyale. Et l’Etat, se retrouve forcé, bon gré mal gré, de faire respecter les lois qu’il a lui-même édictées.

Déloyale, cette concurrence ?

Mais aujourd’hui, face au barrage médiatique et au mécontentement des usagers, le gouvernement commence à réaliser qu’il ne pourra pas éternellement faire barrage au progrès. Alors, il transige: il tape sur Über, le nouveau venu qui a mal ficelé les aspects juridiques de son activité, et laisse une paix relative à Djump, qui, en bonne entreprise belge, connaît les rouages de notre système et a étudié avec soin la structuration juridique de son activité et la formulation de sa communication.
Vu sous cet angle, le clash est inévitable, car les chauffeurs de taxi se sentent trahis. Mais leur colère n’est-elle pas justifiée? Qui est à blâmer ? Le chauffeur de taxi qui suit les règles qu’on lui a demandé de suivre en échange d’une « protection », ou les gouvernements successifs qui ont créé et prolongé l’existence d’un système corporatiste d’un autre âge ?

 

AirBnB, plombier polonais, freelances en tous genres

La manifestation d’aujourd’hui n’est que le premier acte d’une pièce dont l’enjeu dépasse de loin les seuls déplacements à Bruxelles. Elle est le reflet de l’inadéquation croissante entre d’un côté les structures de notre société héritées de la révolution industrielle (voire d’avant), et les politiciens incapables de les réformer, et de l’autre, une économie digitale qui amorce enfin sa propre révolution, en phase avec les préoccupations de la génération Y et d’un nombre croissant d’acteurs de la génération X. Une révolution qui implique de tout déconstruire pour reconstruire nos vies autrement. Nos dirigeants ont le choix: soit ils deviennent acteurs de ce changement et réinventent leur rôle (et deviennent du coup facilitateurs au lieu d’être régulateurs), soit ils seront eux aussi emportés par la vague. Dans ce deuxième cas, leurs soubresauts d’agonie risquent de ruiner beaucoup de vies. J’espère qu’ils feront le bon choix.