Au contraire de la révolution industrielle du 19e siècle, la révolution numérique semble déroger au principe de « destruction créatrice » de Schumpeter. Et si notre société était en cause?
Un rapport publié aujourd’hui par la banque ING nous apprend que 49% des emplois en Belgique sont susceptibles d’être robotisés dans le futur. Un constat alarmiste, mais que les auteurs du rapport eux-mêmes nuancent. Cette probabilité indique simplement que la possibilité de les robotiser existe. De nombreux facteurs sont cependant requis pour que la robotisation ait effectivement lieu, notamment les coûts relatifs du capital et du travail. À quoi les esprits chagrins rétorqueront – à raison – qu’en Belgique, pays où la taxation du travail est particulièrement punitive, les chances ne jouent guère en faveur des travailleurs. Mais un tel débat raterait à mon sens le fond de la question.
Un modèle de société obsolète
Depuis plusieurs années, les commentateurs avisés s’étonnent: pourquoi diable la révolution numérique ne déclenche-t-elle pas, à l’instar des précédentes révolutions technologiques, un phénomène de destruction créatrice au sens de l’économiste Joseph Schumpeter? À mon sens, la réponse tient en une phrase: parce que notre modèle de société n’a pas effectué le changement de paradigme qui lui permettrait de profiter pleinement des changements en cours pour créer de nouvelles activités et, partant, de nouveaux métiers et de nouveaux emplois.
La révolution industrielle a en effet vu un changement radical de l’organisation de la société à l’époque. Ce changement s’est essentiellement manifesté par un passage d’une économie primaire (agriculture) à une économie secondaire (industrie), avec toutes les conséquences que cela entraîne: réduction drastique du prix d’un grand nombre de biens (et, partant, augmentation du pouvoir d’achat), accroissement de la population urbaine, émergence de grandes entreprises comptant des armées de travailleurs et organisation des travailleurs en syndicats pour défendre leurs intérêts, suppression progressive du travail des enfants, obligation scolaire, apparition d’une classe moyenne de plus en plus importante, dont l’opulence a entraîné l’avènement de la société de consommation, fin du colonialisme, avènement de l’État Providence, etc.
Pétrole et informatique
Ce profond bouleversement de la société aura mis plus d’un siècle à prendre forme. Il connaîtra ses premiers réels soubresauts sous les coups de boutoir conjoints de deux forces: les chocs pétroliers de 1973 et 1979 et l’apparition des ordinateurs dans le monde de l’entreprise. Les deux chocs pétroliers ont remis en question l’hégémonie du pétrole en tant que source principale d’énergie (il avait lui-même remplacé le charbon au cours de la deuxième moitié du 20e siècle) et amené ménages et entreprises à se montrer de plus en plus économes de cette ressource. L’apparition des ordinateurs aura, pour sa part été le premier moteur de la révolution digitale. Celle-ci ne prendra cependant son essor que sous l’impulsion de nouveaux facteurs:
- l’augmentation phénoménale de la puissance de calcul des microprocesseurs (suivant les célèbres lois de Moore)
- la création d’internet
- l’avènement et la maturation des technologies sans fil (GSM et GPS),
La conjonction de ces trois facteurs a entraîné l’apparition de l’économie du partage et des objets connectés. Ces deux phénomènes seront indubitablement à l’origine du véritable décollage de la révolution numérique. Hélas, le changement de société qui a accompagné l’essor de la révolution industrielle se conjugue aujourd’hui aux survivances de la période pré-industrielle pour créer les freins qui nous empêcheront peut-être de tirer profit de la révolution numérique. Et quand je dis « nous », je parle de la population dans son ensemble. De nombreuses personnes en bénéficient déjà aujourd’hui, mais elles ne constituent qu’une frange de « happy few » qui a accepté de prendre les risques nécessaires : les entrepreneurs du numérique (du petit freelancer aux créateurs de Über et AirBnb).
De puissants freins
Pour bénéficier des fruits de la révolution numérique, nous devrons repenser complètement l’organisation de la société, de tous les points de vue:
- l’organisation du travail: la législation du travail et les contrats de travail devront fondamentalement évoluer pour tenir d’une nouvelle réalité, qui sera aussi moins aliénante pour le travailleur: management par les objectifs (par opposition à l’obligation de présence) et flexibilité du temps de travail en fonction des missions et des besoins comme Richard Branson est en train de le faire chez Virgin. L’explosion du phénomène du freelancing est une indication de l’ampleur des besoins en la matière. Si le cadre législatif n’évolue pas pour suivre la société, nous assisterons à un changement massif vers le freelancing au fur et à mesure que les salariés prendront leur pension. Les personnes les moins formées seront alors les laissés pour compte de cette révolution, car les possibilités d’outsourcing en temps réel sont telles aujourd’hui qu’ils n’auront guère de possibilités de trouver du travail
- le modèle de concertation sociale: la vision du monde qui prévaut au sein des milieux syndicaux et d’une grande partie du monde politique est celle du début du 20e siècle, si tant est qu’elle ait été fondée à l’époque: des patrons forcément méchants et motivés uniquement par le gain, de préférence sur le dos des travailleurs, dont les syndicats et l’État doivent à tout prix prendre la défense, y compris contre leur gré. La récente grève générale, où de nombreux piquets de grève ont été très mal vécus par les travailleurs qui voulaient travailler, et où les actes Raymonde Le Lepvrier, partagés sur les réseaux sociaux, ont créé un véritable tollé, montre aujourd’hui à quel point les mentalités ont déjà changé. Les syndicalistes et les politiciens devront s’y adapter.
- les relations entre les grandes entreprises et l’État: aujourd’hui, grandes entreprises, fédérations et lobbys font tout ce qui est en leur pouvoir pour que le gouvernement utilise son pouvoir de coercition à leur avantage (et non à celui des citoyens). La réaction des autorités à Über et à AirBnB sous l’impulsion du réflexe corporatiste des chauffeurs de taxi et des représentants de l’hôtellerie en est un exemple patent. À croire que personne n’a jamais lu la pétition des fabricants de chandelles, génial pamphlet de Frédéric Bastiat, économiste français du 19e siècle.
- le rôle de l’État : l’État est en crise. Les citoyens réalisent peu à peu que cette institution n’est plus à même de les protéger, ni contre les dangers physiques (l’affaire de Charlie Hebdo montre à quel point la protection étatique est illusoire aujourd’hui), ni contre les aléas de la vie (sécurité sociale en crise, couverture sociale en baisse et angoisse sur la capacité du gouvernement à assurer les pensions qu’il s’est engagé à payer).
- la géopolitique: l’interventionnisme occidental subit une crise de légitimité de plus en plus forte, d’autant que cet interventionnisme consiste aujourd’hui essentiellement à tenter de maîtriser les monstres que les petits jeux de pouvoir géostratégiques du passé ont mis au monde, nourris et lâchés dans la nature.
- le modèle politique: la déconnexion de plus en plus patente entre le monde politique et les citoyens ordinaires, se combine aujourd’hui à une capacité de mobilisation sans précédent: il suffit pour s’en convaincre de réaliser qu’un mouvement comme « Pas question », qui a lutté en Belgique contre le plan Wathelet de survol de Bruxelles, n’aurait jamais pu voir le jour il y a à peine quelques années. Les mouvements activistes prennent une importance de plus en plus grande, et les citoyens ordinaires, fatigués des partis traditionnels, soutiennent des partis alternatifs (même si leur discours est bien souvent simpliste, voire nauséabond).
L’espoir est permis
Ces facteurs sociétaux se mettent aujourd’hui en travers de la création de richesse, mais surtout la création de sens (remise en question du consumérisme, activismes divers et variés, réinvestissement massif dans un travail qui revêt enfin une valeur d’accomplissement et d’insertion sociale) qui caractérise la nouvelle révolution numérique. Il ne tient qu’à nous de les faire évoluer. Ensemble, petit changement par petit changement, jusqu’à ce que le château de cartes s’écroule. Nous en serons tous les acteurs. Et nous ne gagnerons que si nous parvenons à renvoyer à la niche tous ceux qui vont s’employer à le freiner parce qu’il remet en question leur rôle, voire leur existence.
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