Hier, comme tout le monde, j’ai été profondément choqué. Abasourdi. Au bord des larmes.

Comme beaucoup, j’ai cherché à comprendre, à replacer l’acte de ces fous sanguinaires dans un cadre plus large. À tenter de saisir ses implications pour le futur de notre société. Du monde. Et les idées et les événements des derniers mois, des dernières années, se sont télescopés dans ma tête.

Ils ont vite été rejoints par deux autres événement: l’un, absurde et gentiment décalé, l’autre grotesque et ignoblement à côté de la plaque.

 

My anaconda don’t?

Le premier, c’est le tweet de Nicki Minaj, la star du rap New-Yorkais dont le clip Anaconda en a choqué plus d’un.

 

Absurde et gentiment décalé, et en même temps terriblement symptomatique de la portée mondiale de l’événement. Qu’une artiste (oui, je sais, le mot va faire frémir certains) d’un pays aussi tourné vers lui-même que l’Amérique se sente ainsi poussée à commenter cette actualité en dit long. Plus anecdotiquement, je relève aussi qu’elle suit Fox News, un choix pour le moins étonnant. Mais soit.
 

Le roi de l’abjection frappe à nouveau

L’autre événement, moins surprenant, n’en est pas moins veule et abject: la récupération par Laurent Louis de l’attentat. Ce dernier n’hésite en effet pas, sur sa page Facebook, à insinuer que l’attaque du magazine satirique français serait un complot du gouvernement Hollande. À quelles fins? Susciter la haine de l’Islam: « avec la promotion, par le pouvoir en place, des discours de haine de Zemmour ou de Houellebecq, on sentait que quelque chose allait se produire » (si si!).  
 

Liberté d’expression à deux vitesses?

Et puisque nous en sommes à évoquer Zemmour, profitons-en pour en parler. Car ce troisième télescopage d’actualité m’interpelle. À ce stade, je tiens à préciser que Zemmour ne me fait ni chaud ni froid. Je n’ai pas lu « Le suicide français », mais j’ai parcouru un de ses essais, « Mélancolie française ». Pas particulièrement marquant, mais pas particulièrement choquant non plus. Nettement moins bien argumenté que « La tyrannie de la pénitence », de Pascal Bruckner, qui traite beaucoup plus en profondeur d’un sujet connexe à celui de la mélancolie française. Bref. Zemmour, donc, dont les idées suintent le franchouillardisme de bas étage et le racisme de bon-papa, et dont le principal talent est sans aucun doute sa science de la provocation. Il y a quelques jours à peine, toute la Belgique était en émoi à l’idée que l’homme se déplaçait dans notre pays pour y tenir deux conférences et une scéance de dédicaces. Et là, plus d’une voix s’est élevée pour réclamer qu’on l’empêche de s’exprimer. Qu’on l’empêche de s’exprimer ? Comment peut-on à la fois trouver normal qu’on essaie de faire taire Zemmour et scandaleux qu’on menace de mort les caricaturistes de Charlie Hebdo? La liberté d’expression ne peut se concevoir à deux vitesses, et c’est bien là que le bât blesse.
 

Malaise

Pour moi, et j’ai conscience que je vais en choquer plus d’un, Zemmour et les journalistes de Charlie Hebdo sont, à certains titres, similaires. Ce sont des provocateurs, des gens qui balancent, avec plus ou moins d’intelligence et d’à-propos, des petites bombes destinées à susciter la controverse. La bande à Cabus avec un esprit soixante-huitard assumé, l’histrion de chez Ruquier avec un esprit.. euh… je ne sais pas trop. Revanchard? Rétrograde? Bref… Et les provocateurs, qu’ils aient du génie (comme les provocateurs de Charlie Hebdo) ou une morgue qui en tient lieu (comme Zemmour), une société réllement libre doit les accueillir et les laisser s’exprimer. Et laisser à chacun la liberté de critiquer leur travail. D’aucuns trouveront que les caricatures publiées dans l’hebdo satirique allaient trop loin. D’autres trouveront que les idées du « polémiste qui ressemble à Tullius Détritus »  sentent mauvais du drapeau. Et c’est très bien.
 

A-t-on achevé la liberté d’expression ?

Et nous arrivons du coup à la raison pour laquelle je ressens aujourd’hui un tel malaise. Parce que l’événement d’hier est le point culminant de près de quatre décennies de lente érosion de la liberté d’expression. Pourquoi quatre décennies? Parce que tout a commencé – en Belgique en tout cas – par les lois Moureaux de 1981. Ces lois, rédigées en réaction à un attentat perpétré à la Bourse du diamant d’Anvers en 1980, visaient à réprimer les discours d’incitations à la haine (leur équivalent français, la « loi Gayssot », a été promulgué en 1990). N’en déplaise à beaucoup, la liberté d’expression n’est pas fractionnable. Lorsqu’on décide de museler certains idées (si abjectes soient-elles), on ouvre une boîte de Pandore qui n’est pas prête de se refermer. On crée une distinction artificielle qui ne peut que faire grincer des dents et susciter soit de nouvelles entraves à la liberté d’expression, soit un sentiment de frustration. Et on donne du grain à moudre à ceux qui décident d’affirmer qu’il n’est pas normal qu’on condamne Jean-Marie Le Pen pour avoir traité les chambres à gaz de « détail de l’histoire » et qu’on laisse impunis d’autres propos, à caractère plutôt islamophobe. Bref, la liberté d’expression se mourait depuis longtemps. Reste à savoir si hier on l’a achevée.
 

Le règne de la terreur

Et nous en venons donc à un quatrième événement qui glace le sang. Deux tweets publiés hier par Stephen Pollard, rédacteur en chef du Daily Telegraph, en réponse à un internaute qui le traitait de lâche quand il expliquait qu’il ne publierait pas les caricatures de Charlie Hebdo dans son journal. 


Voilà donc où nous en sommes aujourd’hui. Des journalistes et caricaturistes qui, même sous protection policière, se font tuer en plein Paris. D’autres journalistes qui ont peur de mettre en danger leur vie et celle de leurs collaborateurs.

Sommes-nous entrés dans le règne de la terreur?
 

Hatred makes the world go square

Car voilà bien le risque. Aujourd’hui, demain, les discours de haine vont fleurir. L’extrême-droite européenne va profiter de l’événement va en profiter pour réaffirmer ses thèses racistes et islamophobes. Et quand je dis « islamophobes », il ne faut pas se tromper: il s’agit bien de racisme, et non d’islamophobie. La critique de l’Islam est pour l’extrême-droite française un paravent commode pour son discours de haine de l’étranger. Musulman = basané. Et j’ai le coeur lourd en pensant à tous ces jeunes issus de l’immigration qui, partout en Europe, vont s’en prendre plein la tronche, hélas pas seulement verbalement, à cause de l’acte de ces terroristes. Et je frémis à l’idée de la spirale de haine que cette violence verbale et physique risque de déclencher.

Et c’est là, je crois, la raison la plus profonde de mon mal-être. Le 11 septembre était le premier acte d’une pièce tragique. Nous venons d’assister au deuxième acte. Il ne tient qu’à nous de renverser la vapeur pour écrire le troisième. Les événements d’aujourd’hui peuvent servir d’électrochoc. Pour ranimer la liberté d’expression. Et lutter contre les idées mortifères et liberticides, d’où qu’elles viennent. Avec détermination, mais sans haine. Car, comme le rappelait le Mahatma Gandhi:
 

En opposant la haine à la haine, on ne fait que la répandre, en surface comme en profondeur.